Régis Debray

Vie et mort de l’image
Régis Debray Folio essais 1992

L’Occident a le génie des images parce qu’il y a 20 siècles est apparue en palestine une secte hérétique juive qui avait le génie des intermédiaires. Entre Dieu et les pécheurs, elle intercala un moyen terme : dogme de l’Incarnation. C’est donc qu’une chair pouvait être, ö scandale, le “tabernacle du Saint-Esprit”. D’un corps divin, lui même matière, il pouvait par conséquent y avoir image matérielle. Hollywood vient de là, par l’icône et le baroque.
Tous les monothéismes sont iconophobes par nature, et iconoclastes par moments. L’image est pour eux un accessoire décoratif, allusif au mieux, et toujours extérieur à l’essentiel.
[...] Mais le christianisme a tracé la seule aire monothéiste où
[...] Il s’en est fallu de peu que l’iconoclasme byzantin (et dans une moindre mesure, calviniste, huit siècles plus tard), ne ramène la brebis égarée dans le troupeau.
[...] YHWH se dit un jour : “faisons l’homme à notre image”.
mais cela fait il dit : “Tu ne feras pas d’idoles” (Exode 20, 4).
Et à Moïse, il ajoute : “tu ne saurais contempler ma face, car il n’est mortel qui me puisse contempler et demeurer en vie”. (Exode, 33, 30)
Le vrai dieu de l’écriture s’écrit en consonnes, l’imprononçable tétragramme ne se regarde pas.
[...] Comble du ridicule : la statue sacrée. Qu’est-ce qu’un Dieu qui se casse en morceaux, qu’on peut jeter à terre ? Quel être infini peut se
[...] Seule la parole peut dire la vérité, la vision est puissance de faux.
[...] L’œil est l’organe biblique de la tromperie et de la fausse certitude, par la faute duquel on adore la créature au lieu du Créateur, on méconnaît l’altérité radicale de Dieu, ramené au statut commun du corruptible, oiseau, homme, quadrupède ou reptile.
[...] La Bible accouple clairement la vue au péché. “la femme vit que l’arbre était bon à manger, agréable à la vue, ...” (Genèse 3). Eve en a cru ses yeux, le serpent l’a fascinée, et elle a succombé à la tentation.
[...] L’optique est pécheresse : séduction et convoitise ...
[...] Le tandem apparence/concupiscence aura la vie dure, même en plein christiani˛sme.
[...] La persécution puritaine des images, derrière le refus de les adorer, ne va jamais sans une répression sexuelle plus ou moins avouée, ni la relégation sociale des femmes. Le mot détache, l’image attache. A un foyer, un lieu, une habitude.
[...] Les monothéismes du Livre sont des religions de pères et de frères, qui voilent filles et sœurs pour mieux résister à la capture par l’impure image.
[...] L’iconoclaste est en règle générale un ascète investi d’une mission purificatrice, soit tout le contraire d’un homme de paix.

[...] La légitimité des images dans le christianisme a été tranchée sur le fond, en plein milieu de la sanglante querelle des images, au deuxième concile de Nicée, en 787. cette décision ne marqua pas la fin de la guerre civile, qui dura jusqu’en 843, “triomphe de l’Orthodoxie”. deux parties s’affrontaient depuis plus d’un siècle dans le monde Byzantin : les ennemis des images, iconomaques ou iconoclastes, plus nombreux dans le clergé séculier, la Cour et l’armée et leurs partisales et iconodules, plus nombreux dans le clergé régulier, moines et évêques.
Le décret adopté par les Pères conciliaires stipule que non seulement n’est pas idolâtre celui qui vénère les icônes du Christ, de la vierge, des anges et des saints parce que “l’hommage rendu à l’icône va au prototype”, mais que refuser cet hommage “reviendrait à nier l’Incarnation du Verbe de Dieu”.
Ce septième et dernier concile œcuménique fut le dernier auquel aient participé ensemble Occident et Orient Chrétiens.
Il a inversé la primauté absolue de la Parole sur l’Image propre au Judaïsme, en attestant l’influence de la culture visuelle des Grecs sur les chrétiens.
La première décision conciliaire légitimant la figuration de la grâce et de la Vérité à travers l’imageˇ du Christ, en 692, avait fondé le dogme des images sur celui de l’Incarnation.

[...] La vague iconoclaste lancée par Léon III à Byzance au début du VIIIe siècle a été la dernière grande hérésie touchant au dogme de l’incarnation. Elle ne le niait pas, bien-sûr, mais en donnait une interprétation limitative (n’admettant, par exemple, pour traductions autorisées du Mystère que le symbole de la croix, l’eucharistie et le gouvernement). Corps et image, répond l’orthodoxie font pléonasme. Tout vient ou se refus ensemble.

[...] (L’icône est donc acceptée comme métaphore de Dieu). mais comme le Christ, l’image fabriquée est un paradoxe. Une réalité physique encombrante, qui se nettoie, se transporte, se stocke, se protège.
[...] Mais son être ne se réduit pas à une somme d’éléments matériels : un tableau, c’est plus qu’une toile colorée. Comme une hostie est plus qu’un bout de pain.
[...] Ceci n’est pas une planche de bois encaustiquée et pigmentée, ceci est une Crucifixion.
[...] Métaphore effective qui fait cr
[...] La ligne de partage se retrouve au sein de la Réforme. Luther admet le sacrement de la Cène ; il condamne aussi les iconoclastes comme Carlstadt, son émule, qui, refusant absolument le sacrifice de la messe, refuse absolument l’accès au temple à la moindre image. Calvin, qui fait de la Cène un pur symbole, une simple métaphore, tient la transsubstantiation catholique pour un honteux tour de passe-passe, et sa condamnation des images est beaucoup plus rigoureuse que celle de Luther.
[...] Rompre totalement avec les images est un luxe qu’aucun homme d’autorité ne peut s’offrir. Luther est trop fin politique, et trop respectueux de l’ordre établi, pour verser dans l’iconoclasme de son ultra gauche. Il biaise, insiste sur la pédagogie de l’image comme complément nécessaire de la parole de Dieu, distingue subtilement en Christ et Crucifix. Il prend soin de rester l’ami de Cranach (qui illustre sa traduction du Nouveau testament) et de Dürer. Ils sait trop, face à la papauté, que le pouvoir se conquiert par la gauche mais s’exerce au centre, par la médiation des gr

[...] En attendant, pour les grecs, plus c’est beau, plus c’est louche. L’image étant un déficit d’être, et donc de vérité, plus elle est séduisante, plus elle est malfaisante.
[...] Il est vrai que cette religion grecque était inimaginable sans images, mais ces images sont encore plus inimaginable sans elle (beau chiasme). Peut-on vanter leur caractère anthropomorphe, l’humanité rév de figures humaines. les perses ne savaient pas, les pauvres, que les dieux et les humains sont de la même pâte. Eux, oui. Mais le corps grec a une valeur parce qu’il participe au modèle divin, non l’inverse.

[...] Apparu chez les flamands, le paysage s’est épanoui en Hollande. Sa peinture, descriptive plus que narrative, était moins asservie que sa rivale italienne à une culture mythologique, littéraire ou cléricale. Prohibant la peinture religieuse, Calvin ne laissait d’autre pâre pays avec ses nouveaux appareils de vision, comme cette camera obscura inventée au siècle précédent.
[...] Veermer de Delft se plante devant Delft pour faire, sa petite machine optique aidant, “le plus beau tableau du monde”. Sidérante approximation du beau où s’indique une révolution de l’esprit.
Voir l’ici-bas, autour de soi, accommoder sur le tout-prôche, privilège, miracle, folie, n’est pas un réflexe mais une conquête. Du concret sur l’abstrait, ou plutôt de la particularité sur la généralité.

[...] Un orthodoxe prie son icône les yeux fermés parce qu’il porte l’icône du Christ en lui.