Alain Besançon

l’image interdite
Alain Besançon Folio Essais 1994

[...] Le judaïsme semble toujours au bord de l’incarnation. C’est pourquoi le peuple juif a besoin de commandements de son Dieu pour résister à la tentation d’en faire ou de s’en faire une image. Dans l’Islam, l’image est rendue inconcevable à cause de la notion métaphysique de Dieu. Il suffit de faire acte de soumission (islam) à ce Dieu pour que l’association (shirk) à Dieu de tout notion exoit perçue avec horreur comme une atteinte à l’unité, comme un retour au polythéisme.
C’est l’idée même de Dieu qui écarte sa représentation, idée qui est contenue dans la sourate CXII, confession de foi par excellence de l’Islam :
Dis :
“Lui, Dieu est un !
Dieu !
L’impénétrable !
Il n’engendre pas,
Il n’est pas engendré ;
nul n’est égal à lui !”

“Impénétrable signifie entre autres “qui n’a point de creux”, négation de tout mélange et de toute possible division en parties, dense, opaque, comme une falaise sans fissure. Dieu est pour le Musulman comme est l’Islam lui-même pour le non-croyant : une forteresse sans portes ni fenêtres. Ainsi, il n’est pas besoin de commandements : la soumission à Dieu décourage toute velléité de reproduire par un acte de la main sa calcinante transcendance.

[...] Pourtant, de même que la mosquée et la prière sont orientées vers la Mecque, de même que par le pèlerinage le musulman té des choses faites pour être vues, des choses terrestres, sauf à les voir sous le mode de l’invisibilité divine. Dans l’art byzantin posticonoclaste, il n’y a plus d’art que du sacré, et c’est le profane qui devient irreprésentable, ou du moins irreprésenté. Dans l’art musulman, l’art sacré n’existe que caché sous un art profane, qui en fait est vidé de sa condition profane : deux démarches opposées, et secrètement équivalentes. Dans un cas, le terrestre est évacué, dans l’autre, il est transmué au creuset de la contemplation divine.
Tout signe graphique, toute œuvre d’art renvoie à Dieu, regarde dans sa direction sans espérer jamais le rejoin

[...] Cependant, de tous les arts musulmans, celui qui exhorte le plus directement le croyant à se tourner vers Dieu, c’est l’architecture de la mosquée. Elle est, strictement, aniconique. Mais, par sa vacuité grandiose, elle symbolise l’essence du message coranique. Or, à partir du Xe siècle environ, ce message s’inscrit sur le mur lui-même. la parole révélée, calligraphiée ou peinte, sculptée dans la pierre ou le stuc, ponctue les articulations essentielles du monument.
[...] La parole, ou plutôt l’écriture, est projetée dans l’espace architectural (ce que les juifs n’avaient jamais fait de la Torah), espace qui devient l’icône sans visage, autorisée par les deux degrés qui la séparent du Divin.

[...] La destruction, en 726, du Christ de la Chalcé, image protectrice de Constantinople, placée au-dessus de la porte de bronze du palais impérial, peut se comparer à l’affichage des thèses de Luther sur le portail de l’église de Wittenberg : elle a la valeur d’une réforme. L’iconoclasme s’est pensé lui-mêm

[...] L’interdit biblique est net, et il y avait honte à se le voir rappeler par les juifs et les musulmans. Comme tout mouvement de réforme, l’iconoclaste est soutenu par une ferveur belliqueuse, et le signe de ralliement est tout trouvé : abattons les idoles, brûlons les images.

[...] Le premier dimanche de Carême, le 11 mars 843, fut célébrée pour la première fois la fête désormais annuelle du ré

[...] mais allons tout de suite au décret de Trente. l’Eglise avait essuyé déjà la critique vive, mais hésitante, susceptible de reprise, finalement assez tolérante, de Luther, puis l’offensive redoutable de Calvin, aussitôt prolongée par un bris général d’image dans l’Angleterre d’Edouard VI, étendu encore par Élisabeth. Celle-ci demande aux “visiteurs” d’examiner “si on a détruit tous les tabernacles et les décorations; tous les autels, chandelibleaux et tous les autre monuments de faux miracles, pèlerinage, idolâtrie et superstition, afin qu’il ne subsiste aucune trace des mêmes sur les murs, sur les vitres des fenêtres et en tout autre lieu à l’intérieur des églises et des maisons”. Ils devront même vérifier si le décret a été appliqué dans les maisons particulières, renchérissant ainsi sur Calvin lui-même, qui ne pensait qu’à la pureté du temple.

[...] Le “Carré blanc sur fond blanc” de Malévitch, exposé en 1918 parvient à effacer l’image représentative. Par quelles voies, il y en a plusieurs. parmi elles, les motifs religieux, implicites ou explicites, permettent de joindre la naissance de l’art dit abstrait à une poussée iconoclaste, au sens propre˛ et “historique” du terme.

[...] L’iconoclasme de Kandinsky a un rapport lointain avec l’iconoclasme antique et médiéval ; plus proche avec l’iconoclasme moderne, mais qui doit être précisé. ce rapport se trouve dans l’attitude générale de l’artiste envers son œuvre. Elle est marquée par un esprit de gravité et de sérieux. Ce qu’il reproche à la peinture du XIXe siècle, réaliste ou naturaliste, c’est d’abord sa futilité. peindre ce monde ne vaut pas une heure de peine. Rien ne vaut d’être représenté que l’absolu.
Cela paraît être le contraire de l’iconoclasme, puisque celui-ci renonce à la figuration du Divin, comme attentatoire à sa majesté, mais accepte la représentation des choses, comme honnête récréation et même indirectement (chez Calvin par exemple) comme une louange au Créateur à travers l’honneur rendu à ses créatures et à travers le travail de l’homme. kandinsky prétend rendre, par les moyens de l’abstraction — qui est en soi une façon de se détacher de l’apparence et de se rapprocher de l’essenc
[...] Mais l’œuvre rédemptrice n’est pas assurée par le Divin auquel l’œuvre de l’artiste rend grâce, louange, honneur, mais par l’artiste lui-même, à qui revient de tirer le “triangle spirituel” de l’humanité, à la pointe duquel il se tient dans un isolement superbe et périlleux. Et nous voici à la limite où l’iconodulie s’exténue et se perd.

[...] Malévitch : “je suis métamorphosé en zéro des formes, je suis arrivé au-delà du zéro à la création, c’est à dire au suprématisme, nouveau réalisme pictural, création non-objective.”
“Zéro” : c’est la négation des objets ou ntimentalisme de l’ancienne peinture ou sur le subconscient des précurseurs futuristes. Un nouvel homme vient d’apparaître, “la face de l’art nouveau”, et donc une “nouvelle civilisation”. C’est une révolution cosmique. La surface-plan est née. “Chaque forme est un monde”.

[...] Malévitch avait pris soin de suspendre son carré noir à une place élevée dans un coin de la salle d’exposition, ce qui, pour tout russe, signifiait qu’il l’avait
Est-ce hasarder une interprétation abusive que d’imaginer que le carré noir a quelque rapport avec le divin que Moïse ne peut “voir” que par derrière, et le carré blanc, avec la vision du face à face ? [A rapprocher des commentaires de Didi-Huberman sur la fresque de Fra Angelico] de toute façon, on ne peut rien voir. L’idée extraordinairement haute et ambitieuse que Malévitch se faisait de la peinture, de la mission du peintre, du salut transcendant qu'il promet est propre à décourager la figure, à disqualifier l’imitation. Dignité infinie de l’objet à peindre, indignité des moyens de la figuration, extase mystique et intuition directe du divin à la pointe extrême de la conscience, nous reconnaissons (dans les écrits fiévreux de Malévitch) les constantes de l’iconoclasme.