Georges Didi-Huberman

Devant l’image
Georges Didi-Huberman Éditions de minuit 1990

Fra Angelico, Annonciation, vers 1440-1441. Fresque. Florence, Couvent San Marco, cellule 3.

A peine devenue visible, la fresque se met à “raconter” son histoire, le scénario de l’annonciation tel que St Luc l’avait une première fois écrite dans son évangile. Il y a tout lieu de croire qu’un iconographe en herbe pénétrant dans la petite cellule ne mettra qu’une ou deux secondes, une fois la fresque visible, pour lire dans celle-ci le texte de Luc, I, verset 26 à 38. Jugement incontestable. Jugement propre, qui sait, à donner envie de faire la même chosde… […]

[…] Ou bien on saisit et nous sommes dans le monde du visible, dont une description est possible. Ou bien on ne saisit pas et nous sommes dans la région de l’invisible, dont une métaphysique est possible, depuis le simple hors champ insistant du tableau jusqu’à l’au-delà idéel de l’œuvre tout entière.
Il y a pourtant une alternative à cette incomplète sémiologie (visible, lisible, invisible) … […]

[…] Ne pas se saisir de l’image, se laisser saisir par elle : donc se laisser dessaisir de son savoir sur elle. C’est le plus beau risque de la fiction… […]

[…] Ce blanc n’est pas “rien”. Il est visuel. C’est un événement. Il est matière. Il n’est en rien abstrait puisqu’il s’offre comme la quasi-tangibilité d’un face à face visuel. C’est “un mur
[…] Virtus : puissance souveraine de ce qui n’apparaît pas visiblement. L’évènement de la virtus, ce qui est en puissance, ce qui est puissance, ne donne jamais une direction à suivre par l’œil, ni un sens univoque à la lecture. Ce qui ne veut pas dire qu’il est dénué de sens : au contraire il rend possible des constellations de sens.
Le mot virtuel désigne ici la double qualité paradoxale de ce blanc crayeux qui nous fait face dans la petite cellule de San Marco : il est irréfutable et simple en tant qu’évènement ; il se situe au croisement d’une prolifération de sens possibles d’où il tire sa nécessité, qu’il condense, qu’il déplace, et qu’il transfigure. Il faut donc peut-être l’appeler un symptôme, le nœud de rencontre tout à coup manifesté d’une arborescence d’associations ou de conflits de sens. […]

[…] L’écriture, pour les hommes du Moyen-Age, ne fut donc pas un objet lisible au sens où nous l’entendons généralement. Il leur fallait — leur croyance l’exigeait — creuser le texte, l’ouvrir, y pratiquer une arborescence infinie de relations, d’associations, de déploiements fantastiques où tout, notamment tout ce qui n’était pas dans la “lettre même du texte (son sens manifeste), pouvait fleurir. cela ne s’appelle pas une lecture — mot qui, étymologiquement, suggère le resserrement d’un lien — mais une exégèse — mot qui, quant à lui, signifie la sortie hors du texte manifeste, mot qui signifie l’ouverture à tous les vents du sens. […]

[…] Ce blanc est une surface d’exégèse ; il ne capte le regard que pour provoquer l‘immaîtrisable c

[…] Si ce pan de mur blanc réussit bien, comme nous le croyons, à s’imposer en tant que paradoxe et mystère pour le regard, alors il y a tout lieu de penser qu’il réussit également à fonctionner comme image ou symbole (isolables), mais comme paradigme (*) : une matrice d’images et de symboles.