Michel Wlassikoff - histoire du graphisme en France

Histoire du graphisme en France
Michel Wlassikoff
Les arts décoratifs /Dominique Carré éditeur/ 2008

À propos des paradoxes du graphisme et des difficultés d'établir son histoire (p 8-9)

L'expression graphic design fait l'objet d'un consensus au plan mondial depuis plusieurs décennies : elle désigne une pratique créative dépendant de la commande, répondant à une fonction sociale, intrinsèquement liée à l'architecture et au design. Les Français ont plus de mal à définir ce que recouvre le terme de graphisme, qui reste privilégié face à l'expression « design graphique », formellement plus juste mais dont la sonorité anglo-saxonne nuit sans doute au succès. « Graphisme », en effet, peut tout aussi bien signifier « un système d'écriture employant des signes définis pour exprimer des idées » que « l'ensemble des moyens grâce auxquels l'intelligence cherche à atteindre l'intelligence par l'intermédiaire des yeux » - ces deux acceptions datent des années 1920, la première est proposée par le Larousse de 1922, la seconde est de Maximilien Vox. Depuis lors, aucune définition plus satisfaisante n'est venue dissiper les doutes ; ce vocable ne permet toujours pas, ou mal, de faire la distinction entre affichisme, illustration, graphisme. Le « flou artistique » qui entoure sa dénomination atteste qu'en France la conscience de ce qu'est le graphisme a longtemps fait défaut alors même que, dans les faits, sa pratique était instaurée de longue date.

L'émergence du graphisme coïncide avec la révolution industrielle. Dans le dernier quart du XIXe siècle, sous l'expression « publicité artistique » sont rangées des activités nouvelles : dessin d'affiches, conception d'annonces presse, mise en pages d'imprimés promotionnels, etc. Une pratique inédite se fait jour qui procède de la typographie, mais élargit son champ d'application et, en retour, influe sur révolution de la lettre, la lisibilité et le rapport entre le texte et l'image. Dans le même temps, la longue hégémonie typographique française est battue en brèche par les productions anglo-saxonnes et allemandes favorisées par les progrès techniques accomplis par l'imprimerie dans ces pays.

Le graphisme apparaît en France, dès son origine, sous des auspices foncièrement paradoxaux. Aux yeux d'une frange avancée d'artistes l'affiche, l'art du livre, la création de caractères typographiques représentent un moyen d'éducation permettant de diffuser leurs recherches auprès d'un large public. Mais l'envahissement des signes du commerce - des emballages aux murs-réclames - provoque des réactions de rejet tout particulièrement au sein du monde de l'imprimerie qui craint que ces signes ne soient annonciateurs d'un déclin de la typographie. De nombreux imprimeurs, dont il convient de rappeler qu'ils demeurent les concepteurs de la quasi-totalité des compositions jusque dans les années 1930, sont alors sensibles aux sirènes du nationalisme, qui constitue un courant idéologique puissant en France jusqu'à la Seconde Guerre mondiale.

Ce qui relève du graphisme est regardé en général avec suspicion. Si bien que la Nouvelle typographie apparue en Allemagne vers 1925, prônant la conception d'alphabets fonctionnels, une lisibilité inédite de la page et un emploi renouvelé de l'image et plus particulièrement de la photographie, rencontre la défiance des imprimeurs et des typographes français et, dans une certaine mesure, des mouvements d'avant-garde à Paris.

Par la suite, les préventions à l'égard de l'intervention graphique s'accroissent singulièrement avec l'avènement des totalitarismes qui plient les avancées du graphisme aux besoins de leur propagande, Paris devenant la vitrine du nazisme durant l'Occupation, avec son cortège de signes de ralliement, d'exclusion et d'infamie.

Au sortir de la Seconde Guerre, le manque de graphistes formés aux nécessités de la reconstruction conduit à faire appel aux praticiens issus des écoles suisses. Leur apport marque révolution de la discipline en France, au point qu'un amalgame s'établit entre graphisme et « style suisse » et la méthodologie sur laquelle il se fonde. Au tournant des années 1960, la pratique du graphisme connaît une véritable embellie, due notamment à l'apport de nombreux professionnels étrangers et à l'ouverture aux influences mondiales, américaines tout particulièrement.

Mais les événements de Mai 1968, au-delà de la contestation d'un ordre politique et social sclérosé, mettent en avant la critique de la « société du spectacle » qui désigne le terrain de l'information et de la communication comme un lieu privilégié du combat anticapitaliste. Dans cette optique radicale, le graphisme est assimilé à une pure mise en forme de l'idéodogie dominante.

Dans les années 1980, la publicité triomphante fait appel aux graphistes pour dessiner sigles et logotypes et aux peintres-illustrateurs ou aux dessinateurs de bandes dessinées pour enjoliver ses campagnes. Le morcellement des dispositifs d'une communication visuelle pléthorique aboutit à une confusion des genres entre illustration et graphisme, alors que les attributions de ce dernier s'étendent, dans le domaine audiovisuel tout particulièrement. Enfin, les progrès et les bouleversements liés à l'apparition du numérique touchent tardivement l'Hexagone. Les recherches typographiques débutées en Californie ne représentent pas les prémisses d'une nouvelle ère aux yeux de la majorité des graphistes français.

Les paradoxes qui caractérisent le graphisme ont ainsi été exacerbés en France au long du XXe siècle. Ils prennent une acuité particulière au moment où révolution de la discipline relève de moins en moins de caractères « nationaux », l'universalisation des outils et des pratiques tendant à instaurer un graphisme mondialisé. Force est de constater au demeurant que les logiciels facilitent la pratique du graphisme et révèlent sa complexité.

La reconnaissance du graphisme en France est récente et fondée sur la nécessité d'une adéquation avec les mutations profondes de l'ère du numérique, mais il n'existe pas à proprement parler de culture graphique et encore moins de recherches historiques sur lesquelles elle puisse réellement s'appuyer.

Cette histoire a pour ambition première de combler ces lacunes. Elle doit permettre également de lever quelques incertitudes sur les frontières qui délimitent cette pratique et d'appréhender si les interrogations qu'elle n'a cessé de susciter en France ont un réel fondement et méritent d'être renouvelées et approfondies. Interrogations qui tournent autour d'un questionnement fondamental sur la nature même du graphisme : s'agit-il d'une pratique hybride puisant à toutes les disciplines sans en constituer une, ou bien d'un domaine de création à part entière ?