Marie-José Mondzain

MONDZAIN (Marie-José), L’image peut-elle tuer ?, paris, Bayard, 2002.

Qui refuserait de voir en l’image l’instrument d’un pouvoir sur les corps et les esprits ? Ce pouvoir, conçu durant vingt siècles de christianisme comme libérateur et rédempteur, est soupçonné à présent d’être l’instrument de stratégies aliénantes et dominatrices. On traite même l’image de «pousse-au-crime»(...).
Marie-José MONDZAIN, L’image peut-elle tuer ?, paris, Bayard, 2002, p.13.

Ce n’est plus la parole tragique comme chez les Grecs mais l’image qui apaise la violence de toutes nos passions. Seule l’image peut incarner, tel est l’apport principal de la pensée chrétienne. L’image n’est pas un signe parmi d’autres, elle a un pouvoir spécifique, celui de faire voir, de mettre en scène des formes, des espaces et des corps qu’elle offre au regard. puis que l’incarnation christique n’est rien d’autre que la venue au visible du visage de Dieu, l’incarnation n’est rien d’autre que le devenir image de l’infigurable. C’est cela incarner, c’est devenir une image, et très précisément une image de la passion. Mais cette puissance d’apaisement est-elle le fait de toute image quels qu’en soient la forme et le contenu ? Justement pas (...) La seule image qui possède la force de transformer la violence en liberté critique, c’est l’image qui incarne.(...)
Incarner, c’est donner chair et non pas donner corps. C’est opérer en l’absence des choses. L’image donne chair, c’est à dire carnation et visibilité, à une absence, dans un écart infranchissable avec ce qui est désigné. Donner corps au contraire, c’est incorporer, c’est proposer la substance consommable de quelque chose de réel et de vrai à des convives qui se fondent et disparaissent dans le corps auquel ils se sont identifiés(...) L’institution écclésiastique est en ce domaine d’autant plus précieux qu’elle a pratiqué les deux choses.
Ibid., p.31-33.
Cependant, en tant qu’institution temporelle voulant prendre un pouvoir et le conserver, l’Eglise a agi comme tous les dictateurs, elle a produit des visibilités programmatiques faites pour communiquer un message univoque. Dès lors, l’imagerie sert les opérations d’incorporation, l’image est absorbée comme une substance à laquelle l’incorporé s’identifie, avec laquelle il fusionne sans réplique et sans mot.Ibid., p.41.
Il faut bien admettre que la violence dans le visible concerne non pas les images de la violence ni la violence propre aux images, mais les violences faites à la pensée et à la parole dans le spectacle des visibilités. Considéré sous cet angle, la question de la censure devient un faux problème, qui fait courir le risque de retomber dans une dictature des passions, où l’on décide qu’il y a de bonnes et de mauvaises images en fonction de leur contenu.Ibid., p.43.
Ne pas savoir initier un regard à sa propre passion de voir, ne pas pouvoir construire une culture du regard, voilà où commence la vraie violence à l’égard de ceux qu’on livre désarmés à la voracité des visibilités. Il revient donc à ceux qui font des images de construire la place de celui qui voit et à ceux qui font voir les images des premiers de connaître les voies de cette construction.(...)
Y a-t-il des formes de visibilité qui maintiennent les sujets dans les ténèbres des identifications mortifères alors que d’autre images, qui peuvent être lourdes de contenus tout aussi violents, permettent de construire du sens en évitant toute confusion ? Faut-il distinguer de bonnes et de mauvaises images non plus à partir de leur contenu, puisque l’image du mal peut guérir, mais de la symbolisation qu’elles induisent ? Poser la question ainsi permet de comprendre pourquoi l’image de la vertu ne rend pas vertueux tout comme celle du crime ne rend pas criminel.Ibid., p.45-46.
La propagande et la publicité qui s’offrent à la consommation sans écart sont des machines à produire de la violence même lorsqu’elles vendent du bonheur ou de la vertu. La violence du visible n’a d’autre fondement que l’abolition intentionnelle ou non de la pensée et du jugement.Ibid., p.47.
La nouvelle situation des visibilités vient de ce que, depuis l’intervention du cinéma et de la télévision, un flux considérable et toujours croissant de visibilités sert simultanément le monde de l’art et celui de la consommation.Ibid., p.48.
L’écran n’est pas un espace fictif et c’est un lieu de la fiction. Il est la condition des opérations fictionnelles.Ibid., p.49.
(...) la nature d’une fiction dépend-elle de la qualité du regard des sujets qui regardent ou de la qualité de l’objet qui fut donné à voir ? Il n’y a pas de réponse univoque à une telle question.Ibid., p.50.
Plus cette place sera construite dans le respect des écarts, plus les spectateurs seront en mesure de répondre à leur tour d’une liberté critique dans le fonctionnement émotionnel du visible. C’est sans doute en ces termes qu’il faut aborder l’éducation des regards. Un enfant peut tout voir à condition d’avoir eu la possibilité de construire sa place de spectateur. Or cette place est longue à construire. Il faut donc en conclure qu’un enfant ne peut pas tout voir s’il n’est pas soutenu par la parole de ceux qui voient avec lui et qui eux-mêmes doivent avoir appris à voir.Ibid., p.51.
L’écran instaure un nouveau rapport entre la mimésis et la fiction. Faut-il redire cette chose triviale, d’évidence, que l’écran n’est pas une scène ?Ibid., p.53.
Quelle est la nouvelle donne de l’imaginaire quand il y a écran, et sur cet écran un flux qui ne répond plus du traitement de la distance ? La bonne distance ou la place du spectateur est une question politique. La violence réside dans la violation systématique de la distance.Ibid., p.54.
Les enfants sont aujourd’hui invités à serrer la main d’un Mickey géant et à cohabiter dans leur chambre avec tous les simulacres mercantiles qui envahissent l’espace domestique, scolaire et ludique. Un monde de fantômes en peluche ou en plastique prolonge celui des écrans, prend place parmi les choses dan l’indistinction croissante entre la présence des choses et celle des corps.Ibid., p.55-56.
Si le spectateur d’un crime devient criminel, c’est parce qu’il n’est justement plus spectateur. Il n’y a que ce qui rend bête qui rend méchant. Sous le régime identificatoire et fusionnel, même le spectacle de la vertu rend criminel tout comme celui de la beauté peut donner lieu à la pire hideur. Voilà la vraie violence, c’est le meurtre de la pensée par les imageries tyranniques. Les saintes images en ont rendu plus d’un inquisiteur et meurtrier.Ibid., p.61.
Le propagandiste ne se contente pas d’user de symboles et d’emblèmes déjà existants, mais il les surdétermine afin d’imposer un régime univoque d’interprétation et de manipuler ensemble le désir de tuer et celui de mourir. C’est ainsi qu’on fabrique le fanatisme dans les visibilités cultuelles de l’idolâtrie.Ibid., p.78.
Pour que la personnification soit opératoire, il faut qu’un accord se fasse sur les signes et les emblèmes de sa lecture ou de son inscription dans le visible. Si la justice est figurée, elle pourra être une belle femme aux traits paisibles et à la posture équilibrée, elle posera une main sur un glaive et, de l’autre, elle tiendra une balance; je peux illustrer son triomphe par une couronne royale, et son indépendance en lui ôtant toute pesanteur, la laissant flotter dans l’éther. Cette imagerie est pour un Chinois totalement illisible car elle doit tout son pouvoir métaphorique à un discours, à des usages de signes dans une culture. La signalétique est l’équivalent d’un discours pris dans le champ de la communication. Toute bande-son prend en charge la question de la prosopopée et implique la gestion émotionnelle du désir d’entendre la voix de l’image.Ibid., p.83-84.
Le 11 septembre, le suspens intentionnel du son pendant la retransmission immédiate de l’effondrement des tours signifiait simultanément que le spectacle nous laissait sans voix et que le corps politique était encore incapable de produire du discours. Une sorte de sidération muette empêchait les téléspectateurs d’accéder à un sens possible dans une cohabitation des voix. Quelque chose comme une hallucination se déployait dans un espace abstrait, jusqu’à ce que le discours du corps occidental chrétien vienne placer la réception du spectacle dans les lieux contrôlables de la prosopopée. Les tours personnifiaient l’Amérique et en elle l’humanité entière victime d’une invisibilité carnassière. La puissance des mythes se substituait à la force du réel.Ibid., p.85-86.
Notre relation à l’image et aux images est indiscutablement liée, dans la pensée occidentale chrétienne, à ce qui fonde notre liberté, en même temps qu’à tout ce qui met cette liberté en péril jusqu’à l’anéantir. Il est plus facile d’interdire de voir que de permettre de penser. On décide de contrôler l’image pour s’assurer du silence de la pensée, et, quand la pensée a perdu ses droits, on accuse l’image de tous les maux, sous prétexte qu’elle est incontrôlée. La violence faite à l’image, voilà la question.(...)
Il est donc impératif de prendre au sérieux la formation des regards, car toute guerre aujourd’hui devient l’occasion de livrer la guerre à la pensée elle-même.Ibid., p.88-90.

"Il faut bien admettre que la violence dans le visible concerne non pas les images de la violence ni la violence propre aux images, mais les violences faites à la pensée et à la parole dans le spectacle des visibilités. Considéré sous cet angle, la question de la censure devient un faux problème, qui fait courir le risque de retomber dans une dictature des passions, où l’on décide qu’il y a de bonnes et de mauvaises images en fonction de leur contenu.
Marie-José MONDZAIN, L’image peut-elle tuer ?, paris, Bayard, 2002,, p.43.
Ne pas savoir initier un regard à sa propre passion de voir, ne pas pouvoir construire une culture du regard, voilà où commence la vraie violence à l’égard de ceux qu’on livre désarmés à la voracité des visibilités. Il revient donc à ceux qui font des images de construire la place de celui qui voit et à ceux qui font voir les images des premiers de connaître les voies de cette construction.(...)
Y a-t-il des formes de visibilité qui maintiennent les sujets dans les ténèbres des identifications mortifères alors que d’autre images, qui peuvent être lourdes de contenus tout aussi violents, permettent de construire du sens en évitant toute confusion ? Faut-il distinguer de bonnes et de mauvaises images non plus à partir de leur contenu, puisque l’image du mal peut guérir, mais de la symbolisation qu’elles induisent ? Poser la question ainsi permet de comprendre pourquoi l’image de la vertu ne rend pas vertueux tout comme celle du crime ne rend pas criminel."
Ibid., 2002, p.45-46.

"Plus cette place sera construite dans le respect des écarts, plus les spectateurs seront en mesure de répondre à leur tour d’une liberté critique dans le fonctionnement émotionnel du visible. C’est sans doute en ces termes qu’il faut aborder l’éducation des regards. Un enfant peut tout voir à condition d’avoir eu la possibilité de construire sa place de spectateur. Or cette place est longue à construire. Il faut donc en conclure qu’un enfant ne peut pas tout voir s’il n’est pas soutenu par la parole de ceux qui voient avec lui et qui eux-mêmes doivent avoir appris à voir".Ibid., p.51.

Si le spectateur d’un crime devient criminel, c’est parce qu’il n’est justement plus spectateur. Il n’y a que ce qui rend bête qui rend méchant. Sous le régime identificatoire et fusionnel, même le spectacle de la vertu rend criminel tout comme celui de la beauté peut donner lieu à la pire hideur. Voilà la vraie violence, c’est le meurtre de la pensée par les imageries tyranniques. Les saintes images en ont rendu plus d’un inquisiteur et meurtrier.Ibid., p.61.

Notre relation à l’image et aux images est indiscutablement liée, dans la pensée occidentale chrétienne, à ce qui fonde notre liberté, en même temps qu’à tout ce qui met cette liberté en péril jusqu’à l’anéantir. Il est plus facile d’interdire de voir que de permettre de penser. On décide de contrôler l’image pour s’assurer du silence de la pensée, et, quand la pensée a perdu ses droits, on accuse l’image de tous les maux, sous prétexte qu’elle est incontrôlée. La violence faite à l’image, voilà la question.(...)
Il est donc impératif de prendre au sérieux la formation des regards, car toute guerre aujourd’hui devient l’occasion de livrer la guerre à la pensée elle-même.Ibid., p.88-90.